Synchronisation de temp tracks

Que sont les temp tracks ?

Afin de définir la musique idéale pour leur film, de nombreux réalisateurs passent par l’étape des «Temp tracks», également appelées «Temp music» ou encore «Temp score».


Une Temp(orary) track _ou piste musicale temporaire_ est un fichier audio qui fait entendre une œuvre musicale préexistante au film, ou bien, plus souvent, un montage d’œuvres musicales préexistantes. En tous les cas, par définition, il ne s’agit pas d’une musique composée pour le film. La Temp track est incorporée à la bande son du film : sa lecture est donc synchronisée à celle du film.

Ainsi, la temp track présente un modèle pour la musique du film. Si une temp track est retenue par le réalisateur, alors le compositeur devra y puiser certains ingrédients lorsqu’il composera sa musique originale pour le film.

À l’échelle du film entier, ou bien d’une séquence donnée, les temp tracks permettent de vérifier, de confirmer, ou de tester des idées de dramaturgie musicale, et donc de trouver des options de réponses aux questions suivantes :

  • Notion de point de vue et de tonalité narrative : quelles émotions la musique pourrait-elle porter ? De quelles façons pourrait-elle souligner l’action, ou bien lui apporter un contrepoint ? Quels différents partis pris de point de vue pourrait-elle adopter en regard de chaque situation présentée ?

  • Questions corollaires aux précédentes : quelles formations instrumentales et/ou vocales adopter pour la musique ? Quel style harmonique, rythmique, mélodique ? Quelle structure formelle ?

  • Question du spotting : à quels moments faire démarrer ou s’arrêter une plage musicale ?

  • Question des synchronismes : à l’intérieur d’une séquence où la musique intervient, quels événements de l’image marquer par un détail ostensible dans la musique ?

> Question de la caractérisation ethno – sociale : souhaite-t-on que la musique intègre des éléments de style qui permettront de caractériser telle région du monde, ou tel groupe social, ou telle époque ? Si oui, à quel point et avec quels éléments de style (orchestration, style mélodique ou harmonique etc.) ?

C’est plutôt une démarche à la fois sensible et théorique qui conduit à tester différentes temp tracks sur un film. Toutefois expérimenter des temp tracks de façon plus aléatoire permet parfois d’aboutir à des idées originales et intéressantes.

En testant des temp tracks, on est souvent surpris par l’efficacité que celles-ci peuvent spontanément présenter, sans même avoir passé trop de temps à chercher à les caler précisément à l’image.
La raison à cela, c’est qu’une séquence de film et une œuvre musicale, contiennent, en général, toutes deux, de nombreux «événements», souvent simultanés et évolutifs, qui font qu’il y a de fortes chances pour qu’un événement de la musique se synchronise, même fortuitement, à un événement de l’image.

> Les événements de l’image : geste d’un personnage, mouvement d’un objet, changement de plan, traveling… Sans oublier un type d’événement qui ne se voit pas forcément à l’image : émotion ressentie par un personnage, ou donnée par l’instance narrative !

> Les événements de la musique : cycle rythmique, timbres et articulations (instruments), harmonie, dessin mélodique, registre (grave / aigu), nuances…

A fortiori, si le travail de synchro de temp tracks est aidé par un peu d’édition audio (montage, time strech, ajouts d’effets, superposition de plusieurs audio tracks etc..) alors il peut livrer des effets particulièrement saisissants, et fournir de très utiles modèles pour la composition de musique originale.

Par qui la méthode des temp tracks est-elle la plus utilisée ?

En fin de compte, synchroniser des musiques préexistantes à un film est une activité aussi ancienne que le cinéma lui-même puisqu’elle était déjà pratiquée au tout début du XXe siècle, alors qu’il était «muet». Souvent ces œuvres musicales préexistantes étaient jouées par des musiciens en live présents dans la salle. Certains éditeurs de musique proposaient alors aux exploitants (de salles de cinéma) d’utiliser des extraits d’œuvres de leur catalogue qu’ils présentaient groupés par thème dramatique : scène de romance, scène de poursuite, scène d’intrigue etc.

Par la suite, la musique enregistrée est venue se synchroniser mécaniquement à la projection du film, remplaçant les musiciens en live. Mais l’idée d’utiliser des musiques préexistantes, au moins en tant que musiques temporaires, était finalement déjà dans les mœurs.

Au fil des décennies, la méthode des temp tracks s‘est perpétuée aux USA, notamment via les «superviseurs musicaux», pour lesquels elle représente une bonne partie du travail que leur commande le producteur du film.

Elle s’est aussi généralisée en Europe, sans doute de façon moins systématique. Même si l’équipe technique européenne ne contient pas toujours de superviseur musical, ce travail de synchro de temp tracks est généralement fait par le réalisateur avec son monteur image, lors de la phase de post production, et avant de faire appel à un compositeur de musique. Il est d’ailleurs assez rare qu’un monteur image élabore son montage sans temp tracks, car il considère que celles-ci sont déterminantes pour affiner ou justifier la cohérence de son montage.

Brief et dialogue avec le compositeur

En général, le dialogue du réalisateur avec un compositeur n’est amorcé qu’assez tardivement durant la période de post-production du film. Et c’est souvent après que toute l’équipe de post-production s’est habituée, plusieurs semaines durant, aux temp tracks élaborées lors du montage image.

Le réalisateur transmet au compositeur un «brief». Celui-ci ressemble à un cahier des charges qui explique, avec plus ou moins de détails, une direction artistique à suivre pour le travail de composition de musique originale. Habituellement, les temp tracks viennent illustrer ce brief.

Le compositeur peut être force de propositions, mais, parfois (pour ne pas dire souvent…), ses idées ne feront que s’ajouter à celles d’un brief déjà bien avancé, avec des prises de positions tranchées, temp tracks à l’appui.

Une fois le spotting défini, l’enjeu principal du brief est surtout de réussir à préciser, à différents moments clés d’une séquence où la musique doit intervenir, quelles émotions (humeurs, sensations etc.) elle doit faire ressentir.

De nombreux réalisateurs se préoccupent, en premier lieu, des détails concernant l’orchestration. Leur brief commence alors souvent par une énumération d’instruments qu’ils souhaitent, a priori, que la musique utilise, pour servir les objectifs fixés en termes d’émotions. Il est ainsi fréquent que le réalisateur focalise sur l’orchestration (le choix des instruments) et sur le rythme, attribuant à ces aspects de la musique le mérite exclusif des émotions ressenties.

 

En réalité, les ingrédients de la musique qui peuvent jouer un rôle dans l’évocation d’émotions sont plus nombreux. L’harmonie en est un par exemple. Lorsqu’on lui présente des temp tracks, le compositeur peut alors estimer quels sont ceux qui, selon lui, méritent aussi d’être considérés comme leviers émotionnels, dans la plage musicale observée.

Lorsqu’il n’y a pas de temp tracks

Lorsqu’aucune temp track n’est produite avant le démarrage du travail de composition, alors le brief ne peut s’appuyer que sur des échanges verbaux.

Or, si le réalisateur arrive à définir verbalement le mélange d’émotions qu’il souhaite que la musique exprime, qu’en est-il de la façon de traduire ce mélange d’émotions par des sons ?
Ou, si l’on considère cette question dans le sens inverse : deux personnes qui écoutent une même œuvre musicale n’ont-ils pas bien souvent des ressentis émotionnels différents ?

D’autre part, le mélange d’émotions évoqué par le brief, est souvent un agglomérat complexe. Le dosage de chaque émotion y est crucial mais difficile à quantifier de façon purement théorique. Et, il est assez facile d’oublier d’évoquer telle ou telle émotion nécessaire au mélange, et cela même lorsqu’on dispose de temp tracks pour l’illustrer.

Il y a, dans ce travail de verbalisation, deux occasions d’aboutir à un malentendu entre le réalisateur et le compositeur : le manque de précision, ou de nuances dans les termes choisis, et la subjectivité de l’association entre ces termes et des extraits ou ingrédients musicaux censés les illustrer.

La temp track ne permet pas d’éviter totalement ces malentendus, qui peuvent toujours exister avec le travail de traduction verbale des ingrédients qu’elle contient. Et par ailleurs elle peut représenter pour le compositeur la difficulté d’un paradoxe créatif (voir plus bas le paragraphe sur ce sujet). Mais elle permet tout de même d’apporter à ce dernier un bon nombre d’informations, dont certaines qu’il perçoit mais qui n’ont pas été verbalisées dans le brief et sur lesquelles il peut alors interroger le réalisateur.

Le danger d’un brief purement verbal, sans aucune temp track pour l’illustrer, est le suivant : le réalisateur risque de réaliser à chaque composition musicale originale présentée par le compositeur (et composée spécifiquement pour le film), que ses mots n’ont pas inspiré le résultat qu’il imaginait et qu’il doit donc les affiner. Parfois pour le compositeur, il ne s’agit pas d’effectuer de légères modifications mais plutôt de reprendre en profondeur son travail. Et ce mécanisme de construction aveugle peut être un jeu de yoyo terriblement chronophage et épuisant, surtout pour le compositeur, mais en fin de compte pour les deux interlocuteurs.

Le compositeur a-t-il intérêt à construire lui-même des temp tracks ?

Il est très rare que ce travail lui soit demandé par le réalisateur. Notamment parce qu’il est fréquent que ce dernier l’ait lui-même effectué avec son monteur image ou avec l’intervention d’un superviseur musical.

Quand bien même, ma réponse à cette question est oui. Et voici pourquoi je trouve que le compositeur a plutôt intérêt à pratiquer lui-même les temp tracks :

Souvent, lorsque le réalisateur ou le superviseur musical est adepte des temp tracks, il en propose une seule au compositeur, pour chaque séquence du film où il a été déterminé qu’il faudrait faire intervenir la musique.

Et cela ne se passe pas toujours très bien : le compositeur peut se trouver dans la situation d’un paradoxe créatif (voir paragraphe suivant).

Pour l’éviter, ou en tous les cas, pour trouver des issues de secours à ce paradoxe, il a intérêt à construire lui-même ses propres temp tracks. Celles-ci lui permettent d’élargir sa vision de la séquence. Souvent on s’aperçoit que plusieurs temp tracks peuvent s’inscrire honorablement dans le brief, tout en apportant chacune ses propres nuances, et en s’émancipant tout de même de certains ingrédients de l’unique temp track initiale présentée par le réalisateur.

Le compositeur gagne-t-il à présenter ces nouvelles temp tracks au réalisateur et à en discuter avec lui ? Chaque compositeur juge en fonction de l’ouverture du dialogue… En fin de compte, s’il lui semble cerner ce que souhaite le réalisateur, il peut être intéressant pour lui (et même pour le réalisateur) que certaines de ses recherches soient conservées dans son jardin secret… Ne trouvez-vous pas ?

Le (double) paradoxe créatif de la temp track

Beaucoup de compositeurs de musique de film ont déjà été confrontés à la situation d’un réalisateur qui leur demande de suivre le modèle donné par une temp track. Ils peuvent l’avoir connue quel que soit le format ou le genre du film, lors de leurs premières expériences de musique de film, ou même au milieu d’une carrière à succès.

Lorsque qu’on lui présente une temp track, le compositeur se trouve face à un modèle. L’objectif alors fixé est qu’il parvienne tout de même à s’émanciper de ce modèle afin de composer une musique originale.
Dans le contexte de la musique de film, «musique originale» signifie «composée spécifiquement pour le film». Mais la notion d’originalité va tout de même plus loin. En effet, il est impératif pour le compositeur, tout comme pour le réalisateur et pour le producteur, que la musique originale ne présente aucun risque d’accusation de plagiat*. C’est non seulement une préoccupation d’ordre juridique (et donc économique), mais c’est aussi une affaire d’image : une musique plagiée, même si elle n’est pas dénoncée par un plaignant, mais seulement perçue comme telle par le public, n’est une bonne publicité pour aucun des auteurs du film.

Face à une temp track, le compositeur doit donc nécessairement analyser la somme des ingrédients qui constituent le modèle, pour choisir de conserver ceux qui sont prépondérants (pour le brief), et écarter ceux qui ne semblent pas l’être.
Pour différencier son travail de la temp track, il joue donc sur ces ingrédients secondaires qu’il remplace par d’autres ingrédients.
Mais assez souvent le problème suivant survient, surtout quand une seule temp track a été retenue pour une séquence donnée : après de nombreuses semaines (parfois plusieurs mois) à avoir écouté la temp track incorporée au montage image, il semble désormais au réalisateur que l’intégralité de celle-ci fait partie de «l’ADN» de son projet. En fin de compte, aucun de ses ingrédients (ou très peu d’entre eux) ne lui semble être secondaire. Alors, dès que la création «originale» du compositeur diffère à peine de la temp track, il lui semble que la magie que présentait la temp track s’écroule avec cette musique originale.

Pour le compositeur c’est alors un inextricable paradoxe.
Et pour ne rien arranger, avant de réaliser qu’il s’y trouve «enfermé», il va se casser les dents sur plusieurs propositions. Il arrive à des réalisateurs, qu’après une période de dialogue douloureuse avec leur compositeur, due à cette situation, ils finissent par conclure qu’ils aimeraient que le compositeur accepte de plagier le modèle.

Un compositeur de renom refusera, à moins qu’il s’agisse pour lui de plagier sa propre musique composée pour un film précédent et utilisée en tant que Temp track du film actuel. Cette situation n’est pas rare !
D’autres compositeurs répondent favorablement à ce genre de commande, même si celà est très peu valorisant sur le plan créatif (et donc pas terrible pour lancer une carrière). Il peut y avoir un mélange de motivations : le gain financier, ou bien l’espoir (souvent vain) que ce sera une porte d’entrée pour se faire connaître et obtenir un jour une commande plus intéressante.

Le paradoxe pour le compositeur est donc double :

  1. Comment créer une œuvre originale si l’on reprend l’intégralité des ingrédients du modèle ?
  2. Est-ce qu’une telle commande préserve ses motivations à composer de la musique de film (et qui sont rarement réductibles à une aspiration purement financière, espérons-le) ?

* En réalité, sur le plan juridique, on ne parle pas de plagiat mais de «ressemblance caractérisée». Et il n’y a d’action juridique contre le plagiaire (auteur du plagiat) que si celle-ci est entamée par un plaignant (en général l’auteur qui constate qu’il est plagié et qui estime qu’il subit un préjudice dans ce plagiat). Souvent, quand le plaignant gagne, la solution adoptée est le partage des droits d’auteur sur l’œuvre «copie». Cette compensation financière fait qu’il est rare que le plagiat aboutisse à une interdiction de diffusion de l’œuvre «copie».

Un exemple de Temp track qui a terminé en plagiat ?

En 2005, je travaille sur la post production d’un film en tant qu’assistant monteur son. La réalisatrice utilise, sur une séquence de son film, la temp track suivante :

« Hable con ella » (film de Pedro Almodovar)
morceau « Alivia vive » de Alberto Iglesias

Elle s’attache beaucoup à cette musique, mais comment faire ?


Acheter à l’éditeur un «droit de synchro» ?
Cela se fait dans le cinéma, mais uniquement avec des œuvres qui ne proviennent pas déjà d’un film. Déroger à cet usage pose en effet un problème d’image pour un réalisateur. D’autre part un tel achat de droit peut parfois être très onéreux selon l’éditeur.

Engager le compositeur de la temp track, Alberto Iglesias pour qu’il compose lui-même son propre plagiat ?
Voilà une solution souvent adoptée par des réalisateurs. Mais faut-il encore que le compositeur soir disponible, et que le coût de cette commande convienne à la société de production du film.

La réalisatrice finit par demander à un compositeur, réputé «spécialiste du plagiat musical» dans le milieu du cinéma, de faire une copie du morceau d’Alberto Iglesias, avec pour seule contrainte, de modifier de menus détails, de telle sorte que soit évité le risque d’accusation de plagiat. Et la probabilité que le public s’en aperçoive ? Elle est très minime. En effet, l’histoire de la musique de film regorge de plagiats comme celui-ci qui passent inaperçus auprès du public.

L’ironie de cette histoire, c’est qu’il est assez probable que ce morceau d’Alberto Iglesias, soit déjà, lui aussi un plagiat inspiré d’une temp track utilisée par Pedro Almodovar (pour son film « Hable con ella ») et qui provenait du film American Beauty :

« American beauty » (film de Sam Mendes)
morceau « Angela undressed » de Thomas Newman

Comparez cette musique de Thomas Newan, à partir de la seconde 13, avec celle d’Alberto Iglesias présentée précédemment…

C’est donc l’histoire du plagiaire lui-même plagié ! Ou, autrement dit, de la copie d’une œuvre qui elle- même était déjà la copie d’une œuvre. Un fait probablement très récurrent dans le cinéma…